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9782847954180
L ÉPROUVÉ D'AIMER
Parution : 2018
Editorial
Sabine Fos Falque & Vassiliki-Piyi Christopoulou
L’énigme du sexuel et la réalité psychique qui le sous-tend, convoquant avec puissance l’intérêt de tous et se jouant de tout, ne se réduisant jamais à l’acte qui en porte le nom, est à lui seul un champ universel d’exploration. Et pour tous les arts, pas seulement celui de la psychanalyse. Il ouvre bien naturellement sur la question de l’amour ou plus précisément sur l’éprouvé d’aimer. L’amour au sens de l’autre comme objet de désir. L’éprouvé au sens d’une part de la notion freudienne de pulsion dans sa dimension de poussée constante inconsciente ; d’autre part d’une sensorialité, émotion ou affect, qui relèverait d’éléments plus ou moins conscients ou comportementaux.
Ici c’est encore avec la psychanalyse, la philosophie, la littérature et l’ima- ginaire que nous déplierons la thématique de l’éprouvé d’aimer. L’imaginaire en ce qu’il déploie du dedans moult images et les sensations qui vont avec. L’imaginaire en ce qu’il s’étend tout à loisir dans des rêves éveillés, rêveries possibles dans l’entre-deux de la nuit et du jour, sur un divan ou sur des pages qui s’écrivent au fur et à mesure d’une pensée en recherche d’authenticité.
Ici le rêve éveillé n’est pas seulement une technique, une pratique, ni même un outil ou un objet – bien qu’il le soit aussi. Il y aurait un danger à ériger en fétiche ce qui se donne d’abord comme matière à associer et puis à penser. Plus qu’un objet, il est en effet la toile de fond sur lequel se déroule le travail de la parole. Il est mouvement incessant où s’articulent et se relient le corps et la psyché, le patient et son analyste, la pensée et les affects, le transfert et les résistances au transfert. Il est une manière poétique de donner forme à l’informe, l’informe d’une matière inconsciente qui pourtant cherche figura- bilité partout où cela est possible. La toile du rêve éveillé, si « ça » le veut bien, offre ainsi support à une manière d’être au monde en volume, profondeur et largeur insoupçonnés. Tant de poètes l’ont su avant nous, s’attachant sans crainte à «manipuler» les choses et les images de l’amour, «ces émois psychiques les plus dangereux » (1) aux fondements même de la psychanalyse. Le présent numéro a comme ambition de se pencher tant sur la question de l’amour au sens général que sur celle de l’amour de transfert, levier central dans les processus de transformation à l’œuvre dans la cure.
De l’éprouvé à l’épreuve, il n’y a qu’un pas, et c’est précisément celui-là que nous ferons ici : tous, patients-psychanalystes-écrivains-poètes en témoi- gnent. Aimer, au sens de rencontrer, donne à vivre une épreuve et une joie mêlées qui, éprouvées en long, en large et en travers, donnent son épaisseur au vivre et à l’écrire. Au versant de l’amour s’accroche inévitablement celui de la haine puisque l’objet du désir demeure inatteignable. Le consentement à cette expérience d’ambivalence reste majeur, confirmé par le but de la cure qui, de tout temps, fut celui de mieux aimer.
On saura ici combien l’élan d’aimer soutient l’illusion nécessaire d’en pouvoir tout obtenir. On le reliera à l’originaire, puisque l’état amoureux serait une « réédition de faits anciens, une répétition des réactions infantiles, mais c’est là le propre même de tout amour et il n’en existe pas qui n’ait son prototype dans l’enfance » (2). Il semblerait bien sûr que l’état amoureux ne soit pas seulement cela, un décalque des amours enfantines. Certains, ici, s’en feront l’écho.
On explorera combien l’éprouvé d’aimer se met en travail grâce aux éprouvés transférentiels ainsi qu’à l’exploration des fantasmes qui les sous- tendent. C’est dans Observations sur l’amour de transfert que Freud développe avec délicatesse l’idée que l’amour de transfert, véritable amour, est cependant une forme particulière d’amour. De même étoffe que l’amour ordinaire, il est en effet néanmoins artifice puisqu’il se porte inconsciemment vers un objet qui en reflète un autre. Se laissant prendre à ce leurre – symboliquement seulement puisque ni l’analyste ni le patient n’ont à céder sur leur désir – le processus de la cure soutient ainsi chez le patient des retrouvailles avec ses liens primaires. Ainsi, grâce à la cure, ceux-ci ont toute opportunité pour se rééditer afin d’en traiter les versants conflictuels et symptomatiques, voire pathologiques.
Chaque auteur ici – psychanalyste, poète, romancier ou philosophe – explore l’une ou/et l’autre de ces deux affirmations dont le caractère expéri- mental permet des prolongations innovantes et sa mise en question féconde.
C’est en parcourant le cinéma de Jean-Luc Godard qu’Anne Bouillon, en philosophe, nous dévoile sa filmographie de l’amour. Accéder à l’éprouvé amoureux n’est possible qu’à partir de l’épreuve. Plus encore, chez Godard, la vérité du sentiment amoureux sans cesse se dérobe et fuit comme l’image dans la bobine du cinéaste. Vis-à-vis de l’amour il avance comme un philosophe vis-à-vis du vrai, à nous de suivre l’un et l’autre, si nous le voulons bien.
Par le recours au poème d’amour, Soraya Ayouch traverse la trame littéraire d’un conte des Mille et une nuits, où s’élabore l’amour chez Schéhérazade dans sa relation au roi. Grace aux histoires que l’amante raconte à son amant, se crée un mouvement qui permet le dépassement de l’acte traumatique d’un crime initial, à découvrir. Le gracieux sacrifice du deuil permettra d’exhumer l’objet de la vie, en résonnance à une figure maternelle originaire.
À suivre Sabine Fos Falque, l’éprouvé d’aimer ne parle pas seulement d’infantile mais de la possibilité ou non de faire couple. A même le corps, la faim et la soif d’aimer et d’être aimé élancent vers l’autre, sauf que la peur de rejoindre entrave le mouvement et la jouissance de Narcisse en défléchit le sens. Lorsque l’acte d’aimer s’articule au geste de penser et puis d’écrire, il devient possible de s’acclimater à la peur de perdre pour résister à celle d’aimer. Le geste d’écrire en fait preuve, à partir de quelques pages de journaux d’écrivains, celui de Catherine Pozzi, d’Alejandra Pizarnik et de Cesare Pavese.
Rédigé comme une pièce en deux actes avec son dénouement, l’article de Vassiliki-Piyi Christopoulou nous montre à quoi ressemble l’aimer à travers tout autant la figurabilité du rêve et ses tableaux vivants que ses « répliques » dans les élaborations ou perlaborations proposées. S’y explorent les étapes parcourues pour qu’un éprouvé puisse être identifié comme éprouvé d’aimer, et, à la suite de Mélanie Klein remaniant les théorisations freudiennes, nous découvrons combien l’éprouvé de gratitude se vit comme un authentique éprouvé d’aimer.
– A mi temps du jour et de la nuit, de l’amour et de son corrélat d’ombres, de la littérature et de la psychanalyse, Fabienne Sardas colle et déplie pour nous des mots assemblés en images. Rêverie éveillée dont l’intuition serait qu’à amplifier l’image, nos imaginaires se renouvellent; qu’à stimuler nos perceptions, nos représentations s’assouplissent. Afin de, finalement, s’ouvrir à l’énigme d’aimer et à son insaisi.
Chez Mireille Fognini et à la suite de Donald Meltzer et Bion, l’éprouvé d’aimer s’origine dans la métabolisation progressive d’une émotion esthétique intense et médusant tout l’être, éprouvée lors de la première rencontre saisis- sante de l’infans avec la mère. Il s’agirait même d’un choc esthétique d’amour énigmatique immanent et non-verbal, soulevant, comme tout choc, un ressenti haineux de conflit interne. Ce tissage d’expériences émotionnelles esthétiques ravivées en certains moments ultérieurs de la vie et peu ou mal intégrées, fera justement l’objet du travail de la cure.
Comment, pour Marie-Hélène Lagrue et à partir de sa vive préoccupation d’analyste, L., un de ses patients – figure de mort-vivant qui a désappris à vivre sans pour autant mourir – est saisi au vif de ce qu’il appréhende le plus : l’amour. Les voix mêlées de l’écrivain R. Gary et de L. nous permettrons d’appréhender cet intense amour de transfert, celui qui précisément devient véritable mise en mouvement de l’Inconscient, apportant ainsi un certain éclairage sur le refoulé et permettant d’éloigner la tentation du suicide.
C’est avec la pulsion de tendresse que nous voici, à la suite de Souad Ben Hamed, dans ce qui fait équilibre au sexuel. L’intégration du courant tendre et du courant sexuel participe de la bonne santé du travail analytique, tant chez le patient que chez son analyste. La relation hypnotique, aïeule de celle analytique, riche d’enseignements sur la question des tentatives d’intégration des courants tendre et sexuel, donnera à voir comment le couple hypnotiseur- hypnotisé résout, ou pas, le risque de l’amour éprouvé dans le cadre d’un soin psychique.
Pour Jean Marie De Sinety il s’agira de développer l’idée que si l’amour de transfert et de contre transfert contient bien les strates d’un amour infantile névrotique, il est aussi autre et sans doute plus complexe. A être aimé par son analyste d’un amour suffisant, le patient sait qu’il ne peut persister comme sujet qu’à condition de devenir autre, acceptant ainsi de se découvrir différent de celui qu’il était et de celui qu’il est dans un actuel toujours en mouvement.
Ainsi l’éprouvé de l’amour et son versant de haine – autrement dit la demande d’amour et sa recherche effrénée pour se satisfaire – porté et trans- formé par les jeux du transfert, constitue en tant que tel un instrument axial de guérison dans le processus de la cure, se distinguant en cela même de toutes les autres formes de psychothérapies.
Espérons donc qu’à la suite de tous ces auteurs, ceux d’ici, cette nouvelle production d’Imaginaire & Inconscient saura vous donner toujours plus à éprouver d’aimer.
Notes
1. S. Freud, Observations sur l’amour de transfert, in La technique psychanalytique, Paris, Puf, 1953, p. 130.
2. S. Freud, Ibid. p. 127
Format | 15,5 x 24 cm |
Editeur | L'Esprit du Temps |